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Le Prince aux deux visages

Le Prince aux deux visages
L'Archipel238 pages
1 critique de lecteur

Avis de François S.F. : "Divertissant !"

Imaginer un échange entre couples de spectateurs à la sortie d'un cinéma, à l'occasion de l'une des premières projections en 1962 du film intitulé Lawrence d'Arabie et réalisé par David Lean, l'un des couples découvrant le personnage central de ce biopic et l'autre en sachant sur lui plus que le commun des mortels, voilà un excellent procédé romanesque. S'ensuivent des dialogues à caractère historique et psychologique qui nous font pénétrer presque immédiatement dans la vie et l'intimité de celui que l'on appelle publicitairement Lawrence d'Arabie. Le vrai héros de l'histoire avait nom Thomas Edward Lawrence (1888-1935). Et, pour moi qui suis l'un de ses biographes (de 1975 à la publication de mon travail en 2010), ce fut un plaisir de me plonger dans la lecture de ce roman et j'invite ceux qui liront ce commentaire à faire de même, si ce n'est déjà fait.
Nous sommes, à partir de la scène initiale, invités à entreprendre, avec les protagonistes, un véritable jeu de piste sur les traces de Lawrence d'Arabie, en faisant connaissance soit avec les derniers témoins de sa vie soit avec des personnes qui ont longuement réfléchi à ce qu'il avait pu être. La plupart des gens croisés et interrogés au cours de cette enquête ne sont pas les plus bienveillants à l'endroit de T. E. Lawrence. On part de l'irrévérencieux ouvrage de Richard Aldington, Lawrence of Arabia. A Biographical Enquiry (traduit en français sous le titre de Lawrence l'imposteur), pour marcher dans les pas de celui que l'on surnomma bien improprement "le roi sans couronne d'Arabie".
Comment ne pas évoquer l'enfance de Lawrence ? Né le 16 août 1888 à Tremadoc, dans le Pays de Galles, il est le fils d'un gentilhomme anglo-irlandais, Thomas Robert Tighe Chapman, qui a laissé son épouse et leurs filles dans leur demeure familiale de South Hill, pour mener une vie d'errance avec la gouvernante des fillettes, Sarah Maden ou Sarah Junner, qui devait lui donner cinq fils, en essayant de cacher à tout le monde, y compris à leur progéniture, qu'ils n'étaient pas mariés et qu'ils ne pourraient jamais l'être, du fait que l'épouse délaissée Édith refusa toujours obstinément le divorce. Une telle position était inconcevable dans l'Angleterre victorienne et post-victorienne, de mœurs très puritaines, et Chapman, qui avait adopté le nom de Lawrence qui avait dû être le patronyme du père de Sarah, John Lawrence, charpentier de marine, qui avait lui aussi pris la clé des champs en laissant sa fille être élevée comme une enfant illégitime par un Pasteur sévère et rigoriste, accepta la chose par amour, non sans lutter contre une certaine propension à l'alcoolisme contre laquelle sa nouvelle compagne se battit énergiquement. De sorte que Sarah, née des brèves étreintes de ce John Lawrence avec Élisabeth Junner, vécut elle-même, très difficilement son propre concubinage avec Thomas Robert Tighe Chapman, en ayant dans la tête le projet de faire de ses cinq rejetons mâles, ses aiglons, des missionnaires protestants en Asie. Le malheur voulut que Thomas Edward Lawrence (notre futur Lawrence d'Arabie), assez souvent corrigé par sa mère, parce que tous deux du signe du Lion se ressemblaient dans leur tempérament volontaire et autoritaire, apprît par conversation surprise, par indiscrétion ou par confidence du père, le secret de sa naissance et qu'il en demeura blessé à jamais, détestant la position fausse de ses parents, l'hypocrisie dans laquelle ils s'étaient installés avec des principes religieux et une rigidité de mœurs apparemment irréprochables, et jurant pour lui-même qu'il ne vivrait jamais pour s'accoupler et procréer. Il fut longtemps le seul des cinq frères à savoir (jusqu'à la prise de connaissance d'une lettre d'aveu du père à n'ouvrir qu'après la mort de ce dernier) et le fait que sa mère le fouettait quelquefois à fesses nues forma inconsciemment chez lui un désir de punition qui devait le conduire plus tard à organiser des séances de correction corporelle en louant les services de personnes qu'il rétribuait pour cela (un certain John Bruce fut l'une d'elles) , ce qui contribua à enraciner durablement chez lui une tendance masochiste.
Là où je marque ma première distance avec le roman, c'est pour dire que l'épisode de Deraa (ville de la Syrie actuelle) imaginé par Lawrence dans son maître-ouvrage, Les Sept Piliers de la Sagesse, avec son arrestation par les Turcs, l'attirance que sa peau blanche aurait exercée sur le gouverneur ottoman qui aurait douté de l'origine circassienne mise en avant par le prisonnier pour se justifier, le coup de genou donné dans le bas-ventre de cet officier turc et l'abandon du captif à la soif de vengeance et de concupiscence de la soldatesque qui l'aurait fouetté au sang et aurait abusé de lui sexuellement, me paraît être une invention littéraire et psychologique destinée à justifier par des sévices corporels infligés sur sa personne son engagement envers les Arabes, auprès de Fayçal, fils du chérif de La Mecque, pour garantir la promesse faite à ces derniers par les Anglais qu'ils favoriseraient la constitution de plusieurs États arabes sur les ruines de l'Empire ottoman après que celui-ci aurait été vaincu par les Alliés franco-britanniques et leurs soutiens arabes en Révolte ouverte depuis 1916 contre les Turcs, promesse en fait trahie par la commune volonté des puissances coloniales britannique et française (avec les accords Sykes-Picot) de se partager les dépouilles arabes de cet Empire ottoman, sauf dans la péninsule arabique. Cette trahison connue presque dès l'origine par Lawrence le laissa amer, et il en vit, en spectateur impuissant, la concrétisation dans le traité de paix de Versailles (en 1919), l'incapacité américaine à s'interposer en faveur des Arabes (les vains efforts de la commission King-Crane) et les conférences ultérieures (comme celle de San Remo en avril 1920) qui décidèrent du sort de ces pays. Lawrence ne fut certes guère soucieux de défendre les intérêts des Arabes en Palestine (futur État d'Israël) ou en Mésopotamie (qui deviendra l'Irak), où il préféra ceux des Anglais, mais il soutint avec ferveur la cause perdue des Hachémites et plus particulièrement celle de Fayçal en Syrie. Le débarquement des troupes françaises, commandées par Gouraud et Goybet, au Liban et la défaite de Meyssaloun anéantirent le "rêve lawrencien".
J'ai apprécié l'intrigue entretenue par Gilbert Sinoué sur ce qu'aurait pu devenir le manuscrit de la première version des Sept Piliers de la Sagesse que Lawrence dit avoir perdu en gare de Reading, entre Londres et Oxford, bien que cette quête aboutisse à une impasse. J'ai aimé les portraits dressés de Richard Meinertzhagen, connaissance plus éloignée que proche de Lawrence pendant le Premier Conflit mondial mais qu'il choisira, parmi d'autres, pour éprouver la crédibilité de ses souvenirs de guerre écrits, et de Léonard Wolley, qui fut l'un des archéologues travaillant avec Lawrence à Karkemish et à l'état-major britannique du Caire, quand se constitua le service de renseignements sur les affaires proche-orientales qui devait éclairer les acteurs politiques et militaires. J'ai aimé aussi la façon dont Sinoué a parlé de l'orientaliste Gertrude Bell croisée par Lawrence en maintes occasions, de Charlotte Shaw qui fut l'une des grandes confidentes de Thomas Edward (malgré quelques barrières de protection posées par ce dernier dans leurs relations), de Nancy Astor, une lady et grande influenceuse politique qui fut pour Lawrence une amie três proche.
J'ai moins aimé ce qui est écrit sur l'accident de motocyclette survenu le 13 mai 1935, non loin du cottage de Lawrence à Clouds Hill, et qui a donné lieu à bien des hypothèses assez échevelées, qui causa en tout cas la mort de T. E. Lawrence le 19 mai suivant et qui laisse quand même l'impression qu'il y eut beaucoup de mystère entretenu autour de cet événement.
On ne m'en voudra pas de finir sur une note plus critique et de dire que les interrogations soulevées quant à la personnalité de Lawrence ont probablement leur clé dans sa vie familiale. Il en va ainsi, à mon humble avis, de la révélation de l'identité du dédicataire des Sept Piliers de la Sagesse dissimulé sous les initiales de S.A. Je ne crois pas y reconnaître, comme le font la plupart des auteurs, historiens ou romanciers, et Sinoué à son tour, le très aimé Selim Ahmed ou Dahoum, qui fut un très proche collaborateur et sans doute le meilleur ami de Lawrence à Karkemish, que ce dernier représenta nu en sculpture, qui l'accompagna dans un voyage à Oxford et dans la mission de reconnaissance archéologique et surtout cartographique confiée au colonel Newcombe dans le désert de Sin (le Neguev) juste avant guerre, et qui, pour finir, mourut peut-être de typhoïde pendant celle-ci. Quand on sait que Lawrence écrivit à son biographe Robert Graves à propos de la disparition de S. A. : "Vous avez pris mes paroles trop à la lettre, S. A. existe toujours, mais loin de moi car j'ai changé", on se rend compte que l'on ne peut plus apparenter S. A. à Salim ou Selim Ahmed seulement, comme on pouvait le penser depuis la réception par le mitrailleur Tom Beaumont du témoignage de Lawrence revenant d'une mission et évoquant ce Selim ou Salim en disant qu'il l'aimait. Mais alors, s'il ne s'agit pas uniquement de Dahoum, à qui penser ? Ceux qui ont lu mon livre ou qui le liront ne peuvent ignorer que je pense à Lawrence lui-même, à un Lawrence que les Arabes appelaient El Aurens, à un imaginaire Sherif Aurens, titre qu'il ne pouvait pas plus porter que celui de "prince de La Mecque" ou que celui de "roi sans couronne d'Arabie" que des admirateurs excessifs mais aussi quelques esprits moqueurs ont parfois accolé à son nom. Écrivant le poème-dédicace des Seven Pillars of Wisdom, Lawrence se défaisait de la défroque, des oripeaux de Lawrence d'Arabie pour adopter bientôt successivement les noms de John Hume Ross puis de Thomas Edward Shaw et revêtir les habits de simple soldat dans la Royal Air Force en se défaisant de son grade de lieutenant-colonel. Qui d'autre que lui pouvait être le dédicataire des Sept Piliers après la renonciation à ce qu'il avait incarné sous le nom de Lawrence dont il voulait se défaire ? Qui d'autre que lui ou que sa mère, Sarah Lawrence (Aurens) dont il s'éloignait de plus en plus et qu'il chargeait à fond dans sa correspondance, parlant de son écœurement d'avoir été mis au monde ?
Toutes ces réserves- essentielles à mes yeux- étant posées, je ne peux que chaudement recommander la lecture de ce roman, très prenant par moments, et qui est aussi intéressant qu'éclairant sur plus d'un point.

François Sarindar, auteur de Lawrence d'Arabie : Thomas Edward, cet inconnu, Paris, L'Harmattan, collection Comprendre le Moyen-Orient, 2010.

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