Avis de Benjamin : "Pour une laïcité émancipatrice"
Dans son prologue l’auteur, né au Pré-Saint-Gervais en 1947, semble dire qu’il passa son enfance dans le quartier des Quatre-Chemins, à cheval sur Pantin et Aubervilliers au milieu d’une communauté originaire d’Espagne vivant autour de la rue du chemin de fer à Pantin. Henri Pena-Ruiz était un des vingt membres de la Commission Stasi qui rendit en 2003 un rapport sur les applications du principe de laïcité.
L’ouvrage, qui a connu quelques rééditions, est composé de six chapitres respectivement nommés: Le nom d’un principe, Emprises cléricales, L’émancipation laïque, Religion et politique, Droit et laïcité, L’école de la liberté. Les trois premiers sont regroupés sous le chapeau "Fondements et histoire de l’idéal laïque" et les derniers sous l’ensemble "Les questions vives de la laïcité". La quatrième de couverture est nourrie d’un texte copieux, dans lequel on relèvera prioritairement ceci : « Une communauté de droit se fonde sur ce qui unit les hommes et non sur ce qui les divise. La république doit donc se définir en dehors de la différence des religions. (…) La laïcité n’est pas pour autant le degré zéro des convictions, mais la force vive d’une pensée qui dit tout haut les principes d’une concorde véritable : celle qui advient entre des hommes libres, maîtres de leur jugement, auxquels l’école laïque apprend à ne pas transiger avec l’exigence de vérité. Que veut dire "ouvrir la laïcité", si ce n’est restaurer des emprises publiques pour les religions ? ».
Au début de l’introduction, l’auteur pointe deux dérives se conjuguant, celle du libéralisme économique qui prône un individualisme et celle du communautarisme qui restaure la solidarité au prix d’une nouvelle sujétion. La laïcité, assimilée au scientisme est rendue en partie responsable de la crise du sens qui serait résolue par une dimension religieuse. Pourtant la laïcité s’appuie sur la raison humaine qui permet de « savoir, mais aussi de penser le sens des savoirs et des pratiques ».
On lit dans le premier chapitre que « l’union laïque est une union qui délie, et qui par là fonde le lien social sur la liberté. Concorde volontaire et non entente obligée ». Plus loin, Henri Pena-Ruiz écrit que « contrairement aux idées reçues, la laïcité n’est pas solidaire de l’athéisme, qu’elle considère simplement comme une conviction parmi d’autres, et à laquelle elle dénie également toute possibilité de s’ériger légitimement en doctrine officielle. (…) L’invention polémique de la notion de "laïcisme", pour rimer avec cléricalisme, et ravaler la laïcité au rang d’une idéologie comme une autre, relève donc de l’incompréhension – ou de la mauvaise foi. Il en est de même de la notion absurde d’"intégrisme laïque", puisque le propre de l’intégrisme est de nier l’indépendance de la sphère privée, alors que celui de la laïcité est de la reconnaître ». L’auteur poursuit en avançant que le respect de la sphère privée délégitime tout privilège au pouvoir clérical tout en garantissant à la liberté religieuse une assise solide.
On voit à travers le contenu de ce seul chapitre combien Henri Pena-Ruiz sait poser des questions essentielles. Dans le second chapitre, il rappelle que Pie IX en 1864 déclara que les droits de l’homme sont impies et contraires à la religion et que christianisme à peine devenu religion dominante dans l’Empire romain dicte dès 325 au Concile de Nicée ce qui relève de l’orthodoxie. À partir de cette date, dans le domaine religieux, se construit tout un vocabulaire d’exclusion (hérétique, apostat, infidèle, mécréant…). Rappelons personnellement qu’aujourd’hui en Iran toute personne jugée comme apostat risque d’encourir la peine de mort, ce que ne semble pas avoir assimilé les juges français en matière de droit d’asile (voir https://www.lefigaro.fr/actualite-france/perpignan-menace-de-mort-pour-apostasie-en-iran-un-pere-de-famille-objet-d-une-oqtf-20240105) ).
Dans le troisième chapitre l’auteur parcourt le chemin de l’histoire de la laïcité en trouvant ses sources dans l’édit de Nantes, pour lequel il pointe les limites en matière de tolérance, puis en dessinant une deuxième étape celle où la Révolution française affirme la liberté de conscience pour terminer avec la loi de Séparation de l’Église et de l’État qui en 1905 marque une rupture de tout lien d’assujettissement de l’instance politique à une religion particulière. Ce chapitre est aussi l’occasion de livrer un hymne à l’école laïque qualifiée d’antichambre d’"une citoyenneté éclairée".
Le quatrième chapitre ne se résume pas évidemment à la réflexion menée par Henri Pena-Ruiz à partir de l’analyse médiologique menée par Régis Debray mais elle constitue une dimension cruciale. Avec la communication audiovisuelle intense de notre époque, nous sommes tombés dans l’immédiateté de l’évènement spectaculaire, parfois suivie d’une dimension caritative portée par de bons sentiments. « La symbolique républicaine, en raison même du pont qu’elle essaie d’établir entre le vécu et l’abstraction des principes, relève d’une exigence que le règne de l’immédiat ne peut que refouler ».
Avec l’avant-dernier chapitre, notre auteur présente notamment la laïcité dans sa dimension holistique. « La laïcité doit dès lors se comprendre comme l’édification d’un monde commun aux hommes sur la base de leur égalité et de leur liberté de conscience. C’est pourquoi l’affirmation de la laïcité ne se construit pas contre le seul cléricalisme religieux, mais aussi contre toute captation ou mise en cause de la chose publique par des intérêts idéologiques ou économiques particuliers. C’est pourquoi également elle ne peut se réduire à une "neutralité d’accueil", mais appelle une culture du jugement rationnel, gage d’autonomie personnelle ». En matière de droit, il pense que « le risque de tout différencialisme juridique est d’accréditer un statut particulier qui enferme dans la différence dès lors qu’il cristallise en mode d’affirmation réactif de simples aspirations à la reconnaissance ». On peut voir ici une pensée prémonitoire autour de la demande de mariage pour tous.
Lors du dernier chapitre, Henri Pena-Ruiz évoque la question du port du voile à l’école, mais toutefois (vu la date de parution de l’ouvrage) à la lumière de la circulaire ministérielle de 1989. En la matière, l’auteur souhaite que le jeune puisse s’affranchir, dans l’institution scolaire, de contraintes venant de divers milieux. Trouve également sa place ici l’approche des religions dans l’enseignement.
De la conclusion, on pourra retenir :
« La laïcité républicaine, dans son acceptation la plus forte, consiste à délier l’État de la société du moment, pour préserver la possibilité d’une conscience critique, et d’une pratique politique aussi affranchie que possible des puissances dominantes ».
« La laïcité est culture du vrai et du juste, et non recherche d’un consensus d’opinions. L’accord des esprits est autrement plus exigeant et difficile que la connivence des croyances, la convergence des intérêts ou les mimétismes de l’opinion dominante tendant à crisper des apparentements bientôt exclusifs ».
« La pensée laïque ne méprise pas la sincérité des bons sentiments, mais récuse le rôle et la dimension mystifiée : tant qu’on ne s’avise pas du fait que les ressorts de la misère moderne et de l’exclusion sont préservés dans le moment où la compassion est sollicitée, la conscience commune est abusée, ou s’abuse elle-même. Le paradoxe est qu’on puisse présenter une telle misère, et le naufrage du lien social, comme les fruits amers de la raison et des idéaux des Lumières, alors qu’ils en consacrent bien plutôt l’effacement. L’éclipse d’un idéal n’est jamais que la revanche provisoire des forces oppressives qu’il avait un moment surmontées ».
La question est de savoir quelles forces politiques et syndicales sont capables de porter cette vision de la laïcité dans une société où la ségrégation sociale règne largement et où le discours autour du communautarisme ne manque pas de contradictions au sein du même courant d’idée.
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