Avis de Benjamin : "Il n'y a pas de vraie liberté politique ni religieuse sans distinction entre le spirituel et le temporel (Anatole Leroy-Beaulieu)"
Vincent Genin prétend ici faire l’historiographie de la laïcité, il s’agit donc d’une étude dans une perspective historique des textes d’historiens, sociologues, philosophes, politistes concernant la laïcité française, rapportant et commentant les débats, les mesures prises avec les approbations ou les oppositions qu’elles ont suscitées. Cette dernière a été prétexte à des polémiques régulières et des débats constants. Depuis 2023, Vincent Genin est rédacteur-en-chef de la revue Les Études Sociales. Cet ouvrage reprend, en l’adaptant, son étude présente en vue d’une Habilitation à Diriger des recherches, qu’il a soutenue avec les conseils de Philippe Portier.
Dans les premières pages, Vincent Genin dit vouloir s’appuyer un peu sur les écrits de Jean-Marie Mayeur pour qui la laïcité désigne soit une idéologie militante soit une garantie juridique, d’où les discussions sans fin qu’elle engendre et les rebondissements qu’elle suscite alors même que le climat semblait apaisé à la fin des années 1980, aussi peu de mots de la langue française sont chargés d’autant de passion et d’ambiguïté. Pour Jean-Marie Mayeur la loi de 1905 « a conduit de la notion équivoque de tolérance à celle de respect de la diversité des croyances, formule chère à une partie de la tradition républicaine, avec Ferry, Waldeck-Rousseau, Ribot, Briand, Poincaré, celle qui est attachée aux valeurs libérales. Cette évolution fit passer de la laïcité comme idéologie militante à la garantie juridique de la liberté de croire ou de ne pas croire. a conduit de la notion équivoque de tolérance à celle de respect de la diversité des croyances, formule chère à une partie de la tradition républicaine, avec Ferry, Waldeck-Rousseau, Ribot, Briand, Poincaré, celle qui est attachée aux valeurs libérales. Cette évolution fit passer de la laïcité comme idéologie militante à la garantie juridique de la liberté de croire ou de ne pas croire ». Cette citation est reprise par nous-même et tirée de la conclusion de l’ouvrage La Séparation des Églises et de l’État, paru en 2005 aux éditions de l’Atelier.
Vincent Genin va chercher auprès de Michel Milot et Jean Baubérot une véritable définition de la laïcité et il retient qu’ « il s’agit d’un mode d’organisation juridique et politique, régulant les rapports entre l’État et les religions, et visant la liberté de conscience et l’égalité entre les citoyens. Ce principe ne peut se concevoir au singulier (la laïcité), mais doit l’être au pluriel (les laïcités), dans la mesure où il existe une grande variété de modes de régulation du religieux » (page 15).
Dans le premier chapitre, il évoque les premiers historiens de la laïcité. On est là dans l’histoire antérieure à la Loi de Séparation et on parle singulièrement d’Anatole Leroy-Beaulieu. Celui-ci fut un catholique libéral en faveur d'une séparation nette du spirituel et du temporel et donc de la loi de 1905. On lui doit, préciserons-nous personnellement, l’affirmation qu’ « Il n'y a pas de vraie liberté politique ni religieuse sans distinction entre le spirituel et le temporel » et que la loi de 1905 fut « loi de transaction […] sérieusement et heureusement modifiée par la commission et par la Chambre ». On présente également les récits d’Antonin Debidour, universitaire depuis 1878 et mort le 21 février 1917, membre de la Ligue de l’enseignement et anticlérical. Pour lui la déchristianisation progressive de la France a eu pour conséquence une laïcisation d’État.
Georges Weill démarre son histoire de la laïcité en 1822, une année remarquable à deux titres. La première est la médiatisation du curé Mingrat, pour l’interdiction des bals et des cabarets, mais aussi violeur d’une de ses paroissiennes qu’il tue peu après. Il franchit la frontière proche entre le département de l’Isère et du royaume de Piémont-Sardaigne d'où il ne peut être extradé. D’autre part cette année du règne de Louis XVIII est aussi celle de la publication par Lammenais d’un article fondateur du catholicisme social. Selon Georges Weill quatre groupes ont été porteurs des idées laïques à cette époque : les catholiques encore imprégnées par le gallicanisme, les protestants libéraux, les déistes partisans de la religion naturelle et les libres-penseurs.
Dans ce premier chapitre intitulé "Archéologie des traditions politique et philosophique", Vincent Genin parle aussi de Louis Capéran, Albert Baylet et Georges Valois. C’est d’ailleurs l’occasion, aux pages 42 à 45, de présenter certaines mesures du gouvernement de Vichy qui viennent égratigner l’esprit laïque de la IIIe République.
Dans les chapitres suivants sont mis en avant les écrits d’historiens tels que René Rémond, Albert Thibaudet, Jen-Marie Mayeur, René-Jean Dupuy, Jean Rivero. Notons que ce dernier écrit dans "Laïcité et jurisprudence": « La laïcité se présente comme une solution pragmatique à un problème de fait : donner un enseignement commun à des enfants élevés dans des fois différentes ; elle n’est donc, à aucun titre, une prise de position doctrinale » (page 82). Pour lui, lorsqu’elle intègre le champ juridique, la laïcité se désidéologise et perd en séduction (page 217).
On entend nous faire connaître aussi le regard d’historien de la laïcité de Maurice Larkin, Jean-Paul Willaime, David Robert, Jean Baubérot (qui pèse sur l’évolution des idées en la matière de la Ligue de l’enseignement), Émile Poulat, Claude Nicolet, Michel Vovelle…
On voit, après l’Affaire des foulards de Creil s’opposer une laïcité républicaine (celle portée par l’article "Profs, ne capitulons pas") à une laïcité de cohésion soutenue par une vision de multiculturalisme modéré (pages 176-177). Le livre évoque la richesse des échanges entre les partisans des deux camps. Henri Pena-Ruiz se fait le défenseur d’une laïcité intransigeante. Opposé au Pacte laïque promu par Baubérot, il voit la laïcité comme une émancipation par rapport au cléricalisme.
Catherine Kintzler est devenue la meilleure ennemie de Baubérot qui respecte les opinions de cette dernière largement opposées aux siennes. D’ailleurs si Baubérot dégage sept laïcités, Catherine Kintzler discerne cinq figures de laïques, ici Vincent Genin oublie d’ailleurs d’évoquer une dernière proposée par celle-ci, à savoir "le laïque intégriste". « Tout d’abord, il y a "le républicain laïque" : la laïcité est selon lui à la base de la cité et une laïcité d’abstention de la puissance laïque est la mise. Dans la société civile, celle-ci n’est pas requise. Il s’agit du mode de laïcité d’aujourd’hui observé par l’État, en France, et dont le renforcement s’est manifesté par les lois de 2004 et de 2010. Ensuite, il y a "le démocrate communautariste", pour lequel le régime de tolérance domine, les différences sont prises en compte et l’individu est avant tout considéré comme appartenant à une communauté ou à un corps intermédiaire. Il s’agit sans doute de la forme la moins développée en France, ayant rencontré une certaine allergie à l’égard de toute réminiscence corporative depuis la loi Le Chapelier. Puis, il y a "le totalitaire intégriste" qui refuse la liberté d’opinion, la tolérance et la laïcité. Seule une doctrine officielle gère la cité (pour Kintzler, la laïcité ne peut être int »griste). Enfin, il y a "le néolaïque", lequel, "apparu récemment sur le label "laïcité ouverte", est une figure tourmentée : authentiquement laïque lorsqu’il est confronté à un intégrisme de droite ou du Nord, il devient communautariste lorsqu’il est confronté à un totalitarisme du Sud, tout particulièrement à l’intégrisme islamique à visée politique » (page 221). Vincent Genin avance que dans le portrait-robot de ce dernier, il faut voir en filigrane Jean Baubérot.
Le contenu de l’ouvrage, paru en 2016, de Philippe Portier L’État et les religions en France est dessiné. Ce dernier a pour culture les sciences économiques et les sciences politiques mais il propose là un livre sous-titré Une sociologie historique de la laïcité. En 2021, il cofonde La Vigie de la laïcité, aux côtés notamment de Baubérot, Nicoles Cadène et Valentine Zuber. « En mettant en avant le rapport entre État et religion, la laïcité est envisagée davantage comme le moyen de la relation politico-judiciaire entre ces deux entités que comme un phénomène en soi dont l’autonomie relèverait de l’évidence. La laïcité redevient une solution plus qu’un but ultime. Il d’agit là d’une intéressante rupture avec la littérature existante. Ensuite, Philippe Portier s’inscrit pleinement, sur le plan méthodologique, dans la lignée de Jean Baubérot (…) Un autre élément est la place, jusqu’ici inédite, que l’auteur octroie aux agents qui ont pansé la laïcité dans les années 1990-2010. (…) Plutôt d’aller des idées aux acteurs, il s’agit d’aller des acteurs aux idées. (…) L’exclusivisme, sous la bannière duquel il situe Catherine Kintzler, Henri Pena-Ruiz, William Connolly ou Veit Bader, est caractérisée par une "égalisation des conditions", la privatisation des religions, l’interventionnisme étatique à l’égard des croyances et un certain goût pour l’exceptionnalité française » (pages 260-261).
Philippe Portier propose une catégorisation des acteurs de la laïcité qui peut être envisagée comme déployée sur deux dimensions. La première a pour critère le degré d’inclusion. Entre les inclusivistes et les néorépublicains, il dégage une zone de pensée intermédiaire, composée des partisans de
- la laïcité de cohérence, ne voulant pas soumettre les espaces privés et universels à la neutralité (Catherine Kintzler, La Libre Pensée)
- la laïcité de reconnaissance, défendant le modèle donné par le particularisme du droit local d’Alsace-Moselle (plusieurs intellectuels catholiques, aux quels l’auteur intègre René Rémond, dont le rapport à la laïcité est peut-être extensible, et auquel dans ce cas, on pourrait associer Jean-Marie Mayeur)
- la laïcité de "cohésion gallicane", voulant neutraliser la sphère privée
- La laïcité de cohésion libérale, voulant vider la sphère étatique de sa marque religieuse
- La laïcité d’inclusion concordataire ou paraconcordataire, impliquant la reconnaissance des demandes privées » (page 265).
Dans un dernier chapitre intitulé "Le nouvel avatar du nationalisme (depuis 2016)", il est rapporté notamment les écrits autour des paroles et actes de la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal (stigmatisant une recherche universitaire renforçant une présumée idéologie islamo-gauchiste), du ministre de l’Éducation Blanquer, du ministre de l’Intérieur (donc des cultes) Darmanin et du président Macron. On note le commentaire de Vincent Genin du contenu porté par le texte d’Olivier Roy paru le 3 décembre 2020 dans L’obs : « Olivier Roy parle de "pédagogie autoritaire" et de "dérive sécuritaire" de la laïcité » (page 307).
Nous choisirons, dans la conclusion, ces deux phrases : « Le lien avec l’histoire de la tolérance religieuse est ici clairement établi : la pratiquant depuis le XVIe siècle (avec ce que cette tolérance avait de restrictif), l’ayant sécularisée au XIXe siècle, la France du début du XXIe siècle semble verser dans l’intolérance religieuse, qui n’est autre que le visage spiritual d’une laïcité de contrôle, dont la sacralisation semble le nouveau talisman. Il n’est pas exagéré d’y percevoir tous les stigmates d’un discours nationaliste dont la laïcité serait le nouvel avatar » (page 320).
Le remarquable dessin de la couverture est de Joseph Constant. Il est évident que nous n’avons donné que quelques aperçus d’un ouvrage de près de 350 pages, dont on apprécie grandement l’index des noms de personnes. Les intellectuels évoqués ont une pensée largement autonome les uns des autres sur le sujet de la laïcité. Il s’agit d’autre part d’un titre faisant appel à une belle culture générale, une mémorisation des principaux axes des discours des auteurs choisis et une capacité de compréhension de concepts nouveaux pour le lecteur.
(les mises en gras sont de notre fait)
Pour connaisseurs Aucune illustration