[tribune libre] Le chemin … des dames

Par Alain CHIRON       

Qu’il est long ton chemin maman. C´est vraiment fatigant de bosser où tu vas !

Notre titre parodie le début d’une chanson de Joe Dassin. Ce spectacle est en fait  une lecture théâtralisée produite par le collectif Mordicus. Le texte relève de Nicole Turpin. Il est composé de plusieurs écrits. Le récit cadre est basé sur des extraits de deux romans Dans la guerre d’Alice Ferney sorti en 2005 chez Actes sud ainsi que Perline, Clémence, Lucille et les autres de Jeanne-Marie Sauvage-Avit, publié en 2014 chez Les nouveaux auteurs  avec une action, durant la Grande Guerre, dans un petit village situé près de Saint-Étienne.

Le premier est un récit évoquant  l’histoire d’une famille landaise dans le déroulement de la Première guerre mondiale, il est porté par un style un peu désuet qui aide à mieux plonger dans la période évoquée. N’ont été sélectionnés là que les passages concernant la vie dans le village et quelques courriers envoyés par un soldat mobilisé. On a donc alternativement une action centrée sur un univers agricole et des évènements ayant lieu dans un milieu industriel. Le spectacle montre principalement comment les femmes prennent en charge les tâches habituellement réservées aux hommes et comment, les poilus revenus, elles retournent à leur rôle habituel car devant rendre leur place aux hommes qui passent globalement pour les héros qui ont gagné la guerre. Leur espoir de voir modifier leur statut de mineure devant la loi est trahi et elles n’obtiennent même pas le droit de vote, contrairement aux Anglaises et Allemandes.

Le texte du spectacle s’appuie également sur Les femmes au temps de la guerre de 14 de Françoise Thébaud et sur Celles de 14 de l’historienne Hélène Hernandez. De cet ouvrage est repris dans sa totalité, dans Le chemin…des dames, l’article paru le 30 juillet 1914 dans La Bataille syndicaliste quotidien officieux de la CGT, sous la plume de l’institutrice pantinoise Hélène Brion alors secrétaire adjointe de la Fédération nationale des syndicats d’instituteurs (FNSI), Il contient en particulier cette phrase :

« Oui, c’est le tragique de la chose : personne n’y veut croire, tant ce serait horrible, et, grâce à cette nonchalance générale et aux mauvaises volontés sournoises de nos maîtres, le conflit dont nul ne veut, peut éclater demain ».

Cet appel à se mobiliser contre la guerre de notre Pantinoise n’est pas le seul texte d’époque lu lors  du Chemin…des dames, on trouve également l’appel aux femmes françaises du président du conseil René Viviani du 6 août 1914, demandant à ces dernières d’assurer les moissons et les vendanges. D’autre part est proposée aussi aux spectateurs d’entendre  l’intervention du 24 juin 1916 à l’Assemblée nationale du député bourbonnais Pierre Brizon. Ce dernier fut l’époux d’une Voironnaise, un des trois socialistes à s’être rendu à la Conférence de Kienthal avec Raffin-Dugens un député de l’Isère qu’il connaissait très bien suite à son séjour à Voiron. C’est d’ailleurs le député de l’Allier qui a rédigé, à Kienthal, le manifeste appelant à la cessation des combats. Nous tirons un extrait  du discours, devant la Chambre, déclamé dans le spectacle :

« Avec la jeunesse dans la tombe, mes meilleurs générations sacrifiées, la civilisation en partie détruite, la fortune perdue, une victoire serait-elle une victoire ? Et s’il y avait par malheur des vainqueurs exaspérés et des vaincus irrités, la guerre recommencerait pour la vengeance, pour la revanche. Car la guerre n’a jamais tué la guerre ».

Les actrices offrent également le contenu de trois courriers envoyés à Pierre Brizon ; le contenu de ces lettres a été reproduit dans  Nous crions grâce: 154 lettres pacifistes juin-novembre 1916, un ouvrage présenté par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert qui a été publié par les Éditions ouvrières en 1989. Les auteures choisies de ces missives évoquent leurs diverses souffrances dues à la guerre (les deuils qui les ont frappés, mais pas seulement) et encouragent  Pierre Brizon dans son combat pour un arrêt rapide des hostilités.

Citons celui-ci qui met bien en exergue l’opposition au discours jusqu’au-boutiste en usage dans la presse populaire :

« Monsieur

Excusez une simple ouvrière de vous écrire mais connaissant vos sentiments humanitaires je crois que vous serez heureux de vous sentir approuvé par un groupe de femmes honnêtes, des mères qui ont horreur de cette épouvantable guerre. Merci.  Merci. Merci pour ce que vous avez dit samedi à la Chambre, vous seul êtes dans le vrai, la vraie française en a assez, ouvrez un plébiscite ou dites-nous l’endroit où il faut aller signer son nom pour dire qu’on en a assez de la guerre, les Messieurs. Briand Viviani Poincaré, etc, etc veulent aller jusqu’au bout, qu’ils y aillent avec ceux qui veulent y aller, mais que ceux qui en ont assez retournent dans leur foyer, et nos pauvres gosses qu’ils retournent chez nous, du patriotisme il n’y en a qu’un :  la famille, nous mères françaises nous demandons la fin de cette horrible boucherie, ce boniment infect n’est plus de mise après 22 mois de guerre de dire venger nos morts on les venge en en faisant d’autres.

Cette plaisanterie macabre a assez duré que l’on traite la paix la bienfaisante paix à bref délai. Sans cela il y aura du vilain nous nous liguerons quand même et nous vengerons nos morts en envoyant ad patras ceux qui les ont envoyés à la frontière. Assez assez c’est le cri des millions de Mères qui en ont assez. Soyez énergique, Monsieur, vous seul pouvez beaucoup. Car cette guerre du droit et de la civilisation est une guerre épouvantable la guerre n’est que du barbarisme et nous femmes françaises nous sommes pour la paix appelez cet état de chose civilisation ou culture nous voulons la paix nous trouvons qu’il y a un droit qui prime tous les autres c’est Le droit de Vivre. C’est le seul que nous voulons. Nous ne voulons pas de la guerre pour le bien de la Russie et de l’Angleterre rendez-nous nos enfants pour lesquels nous ne respirons plus depuis 23 mois sachant que la seule chose qui les attend c’est la mort ou les mutilations. Nous ne voulons pas faire tuer les nôtres pour assurer le bien-être et l’augmentation de la fortune des gens riches par la tuerie des enfants pauvres qui n’ont rien à récolter de la guerre et tout à y perdre, Membres et Vie.

Prenez les pauvres Mères en pitié, Monsieur, la souffrance morale qu’endure celles qui ont du cœur et si cette guerre ne finit pas bientôt  gare à la revanche ! Les beaux discours idiots des Membres du gouvernement ne suffiront pas.

Merci, Monsieur, de ce que vous avez déjà dit merci aussi à vos 2 autres collègues et soyez énergique. »

Quelques chansons sont proposées et on n’est pas surpris d’entendre La chanson de Craonne. La mise en scène est sobre mais porteuse d’une grande intensité dramatique, des effets particuliers dans la diction aident à dépeindre certaines atmosphères. Odile Frédeval, Mélusine Fradet et Lucie Cossais alternent la lecture d’un texte avec l’autre la plupart du temps mais elles peuvent aussi conjuguer leur interprétation lors de certains passages.

Cette approche de la Grande Guerre, à travers la vie des femmes à l’arrière, est également portée par le roman Les Gardiennes d’Ernest Pérochon et sa lecture de celui-ci sera une excellente propédeutique à la réception de ce spectacle. Rappelons que ce Poitevin s’inspire de la vie dans le Marais poitevin durant la Grande Guerre, telle qu’il a pu l’observer de ses propres yeux. Cet ouvrage, comme un autre sur Brizon et un sur les instituteurs syndicalistes (avec un passage conséquent sur Hélène Brion) sont présentés sur le site Grégoire de Tours. Fait également l’objet d’une chronique, le titre Les femmes au temps de la guerre de 14 de Françoise Thébaud.

Ce sont les Vendéens qui ont découvert les premiers, au début novembre 2018, cette production car le collectif Mordicus est basé dans ce département, toutefois la troupe est prête à se déplacer aux quatre coins de l’hexagone, pour reprendre une expression teintée d’humour. Un humour assez souvent noir est d’ailleurs présent dans certaines scènes tirées des deux romans.

On peut contacter Nicole Turpin, l’auteure de ce percutant patchwork, en laissant un commentaire ci-dessous.

  

 

 

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