Avis de Adam Craponne : "Lire Ibn Khaldûn pour penser la décroissance"
Gabriel Martinez-Gros propose, en trente-cinq pages, de nous introduire dans les fondements de la philosophie de l’histoire d’Ibn Khaldûn. Afin de mieux comprendre sa pensée, il nous présente d’abord une courte biographie de son personnage. Ibn Khaldûn est né en 1332 à Tunis et mort en 1406, il a donc vu le jour alors que régnait en France Philippe VI (neveu de Philippe le Bel) et mort alors que sur le trône on trouvait Charles VI le Fol. C’est la pleine période où les rois d’Angleterre réclament la couronne de France.
Il naît au moment où l'empire des Ilkhans se délite de l’Euphrate au désert de Lout et il meurt alors que l’Empire timouride a vécu son chant du cygne. Par ailleurs au XIVe les rivalités dynastiques déchirent le Maghreb. De ce fait la Reconquista chrétienne est pleine de dynamisme ce qui permet, non sans soubresauts, de réduire progressivement al-Andalus au seul royaume de Grenade.
Le lieu de naissance d’Ibn Khaldûn est Tunis mais il descend d’une famille d’origine yéménite installée en al-Andalus lors de la conquête de cette dernière par les Arabes. Sa famille compte alors de grands bourgeois lettrés ou hauts fonctionnaires.
La peste noire, arrivée par la Route de la Soie, sévit au milieu du XIVe siècle tant en Europe qu’au Maghreb, allant jusqu’à décimer la moitié de la population dans certaines régions. En 1348, elle apparaît à Tunis où il réside. « Ibn Khaldûn apprit de la peste plus encore qu’il n’y perdit. Il comprit que la civilisation repose sur le nombre des hommes, et l’État sur l’impôt qu’il est capable – ou pas– de lever sur ses sujets. La peste retirerait aux dynasties du Maghreb l’essentiel de leurs ressources, et par conséquent de leur pouvoir et de leur raison d’être. C’est pourquoi, il finit par abandonner, en 1375, la cour de ces rois sans royaume (…). Entre 1375 et 1378, dans le refuge de la forteresse bédouine des Banû Salâma, il coucha par écrit les sept volumes de son Histoire universelle (page 15). Cette forteresse bédouine des Banû Salâma est aux environs de Frenda et de Tiaret, dans l'actuelle Algérie.
Dix siècles avant Durkheim, Ibn Khaldûn différencie solidarité mécanique (d’un métier par rapport à un autre) et solidarité organique (de base familiale). Pour ce dernier, l’impôt crée l’État et cela a de multiples conséquences. « Quelques siècles avant Freud, Ibn Khaldun nous dit que la civilisation transforme en production, aussi bien matérielle qu’intellectuelle, à la fois la violence et les solidarités des sociétés naturelles – familles, clans, tribus– qu’elle détruit. L’individu civilisé est une créature neuve, qui demande à l’État ce pour quoi la famille et les solidarités du clan étaient faites : la sécurité, le soin des veuves et des indigents. Et il les obtient dans une plus large mesure qu’il n’aurait pi l’espérer d’une société triballe. Car cet individu appartient au cercle vertueux s’une économie en croissance, à la seule condition qu’il accepte d’être désarmé » (page 19).
Alors que l'histoire n'avait été seulement que le récit des évènements passés, pour Ibn Khaldûn, les faits sont à situer dans leur contexte social. Il a tenté de découvrir les lois objectives qui régissent l'évolution. Pour lui, le passage du mode de vie bédouin au mode de vie sédentaire entraîne l'évolution des métiers et des techniques. Ibn Khaldoun pense qu’en se détribalisant, les bédouins, devenus citadins, amassent ses richesses, s'habituent à l'abondance et au luxe. Leur capacité à se défendre face à des pillards ou envahisseurs décroit progressivement, ceci d’autant plus drastiquement que « pour collecter pacifiquement l’impôt, l’État tend à éradiquer toute forme de violence et de solidarité » (page 28).
Ibn Khaldûn est sociologue et historien. Gabriel Martinez-Gros invite à utiliser la démarche de notre intellectuel arabe pour penser la décroissance. Selon lui la croissance démographique chute au niveau mondial, au point qu’après 2065 elle diminuera. D’autre part un pays, comme la Chine, après une phase de rattrapage stagne inexorablement au niveau économique. Enfin créativité, innovation et gains de productivité ne peuvent globalement se produire ne peuvent se produire au sein d’une population plus âgée. Ceci non seulement parce que le nombre potentiels d’individus dynamiques diminue mais parce qu’il y a une masse de personnes dépendantes à prendre en charge.
Selon Gabriel Martinez-Gros, on va vers des États qui couperont dans les dépenses et accroîtront les recettes. « Le nouvel État serait à la fois plus exigeant et tyrannique avec les majorités productives tout en livrant de larges portions de territoires et populations à de nouvelles autorités tribales » (page 45). Sans aller chercher ces situations dans des pays lointains comme le Mexique ou la Somalie, on peut aussi penser à certains quartiers de nos villes gangrenées par le trafic de drogue.
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