Avis de Benjamin : "La laïcité vue sous divers angles"
On est là face à un ouvrage de la collection "Que sais-je ?" remis à jour en 2021, sa première édition datait de 1996. Notons que ce titre a été traduit en polonais, portugais et arabe. Son auteur est un professeur d’université belge qui a enseigné à Bruxelles, à Bruges, à Budapest et à la Duke University en Caroline du nord aux USA. Cet ouvrage est divisé en quatre volets à savoir: La laïcité française, La laïcité dans certains pays de l’Union européenne, Analyse du concept de laïcité: complexe et paradoxes, Quelques perspectives philosophiques sur la laïcité contemporaine.
L’auteur rappelle que, selon l’article 354 de la Constitution de l’an III (1795): « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi. Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun ». Ces idées sont reprises dans la loi de 1905 et les mots "République laïque" inscrits dans la Constitution de 1946 sont repris dans celle de 1958.
Léon XIII, qui incita les catholiques français à accepter la République écrivait : « L’école est le champ de bataille où se décide si la société restera ou non chrétienne ». On sait que la loi Debré permit à partir de 1959 une large prise en charge des coûts de l’enseignement catholique. La loi du 8 avril 1942 réautorisa officiellement l’enseignement aux congréganistes et cette mesure du gouvernement de Vichy fait partie de celle qui ne furent pas abrogées.
La question du voile croise « des préoccupations ultra-conservatrices (préserver une tradition, en particulier le statut subordonné des femmes dans l’islam, contre les assauts de la modernité) et des idées "de gauche" (respecter la culture des immigrés, refuser l’arrogance ethnocentrique des Européens "développés", accepter le pluralisme, la "différence") » (page 40). Plus loin l’auteur ajoute que les jeunes filles porteuses du hidjab peuvent être terrorisées quand elles souhaitent rejeter la pression sociale s’exerçant sur elle autour de cette affaire.
Guy Haarscher revient notamment sur les conséquences du travail de la commision Stasi, avec la loi autour des signes religieux ostensibles et celles en 2010 en France et 2011 en Belgique prohibant la dissimulation du visage dans l’espace public. L’auteur écrit que « pousser la demande d’autonomie communautaire et de respect des différences jusqu’à la négation de toute instance supérieure, laïque et citoyenne, garante de l’égalité de tous devant la loi par-delà les divers enracinements, c’est réduire le social et le politique à une mosaïque de "tribus" au mieux coexistantes (mais sans aucune garantie que les droits individuels de leurs membres seront respectés), au pis ramenées à la violence de la guerre de tous contre tous, en bref à la loi de la jungle » (page 43).
L’auteur se penche longuement sur la conception de la laïcité en Belgique et en France, puis de façon bien plus concise sur la réalité de ce concept en Italie, Luxembourg, Portugal et Autriche. Outre-quiévrain jusqu’en 2017, les élèves de l’enseignement public se voyaient proposer un cours de morale laïque quand ceux de l’enseignement catholique recevaient un enseignement religieux. Actuellement un cours de philosophie et citoyenneté est imposé à tous.
Guy Haarscher passe ensuite en revue les idées laïques dans certains pays européens non catholiques comme le Royaume-Uni (où l’enseignement religieux est assuré également dans les établissements publics et où le blasphème à l’égard de l’univers chrétien n’est plus un délit depuis 2008 et où railler l’islam n’a jamais été condamnable. Relevons qu’au Danemark l’Église luthérienne assure toujours seule l’État-civil. On sourira peu-être en lisant qu’aux Pays-Bas les catholiques, du fait de leur situation minoritaire, ont milité avec les libéraux pour la séparation de l’Église calviniste et l’égalité de tous devant la loi mais que les fidèles du pape ont entendu que leurs écoles soient financées à 100 % comme celles protestantes ou publiques. L’importance de la part de l’impôt sur le revenu versée en Allemagne aux Églises est soulignée. La situation en Irlande et en Grèce, deux pays où l’identité nationale a été construite par rapport à la religion, est évoquée. Droits au divorce et à l’avortement sont arrivés très tardivement en Irlande et la mention de la religion sur la carte d’identité n’a été supprimé qu’en 2000 (une forte minorité musulmane d’origine turque est présente dans le nord-est du pays). Ne s’intéressant qu’à l’Europe dans cette seconde partie et aux USA dans le troisième chapitre, il ne signale pas un cas atypique, celui de l’Uruguay. Là depuis 1919, deux ans après la date de la Séparation de l’Église et de l’État, Noël porte le nom officiel de "Journée de la famille", l'Épiphanie ou jour des Rois mages est devenu le "jour des enfants", la fête de la Vierge est devenue le "jour de la plage" et la semaine de Pâques est devenue la "semaine du tourisme".
Le troisième chapitre est intitulé "Analyse du concept de laïcité: complexité et paradoxe". Il s’agit là de rappeler en particulier que « le caractère antireligieux de la laïcité des années 1880-1910 ne fut que conjoncturel » (page 76). En matière de lien social « l’un soulignera que, dans un monde déserté par les dieux, seule une religion humaniste peut sauver la société de la barbarie, alors que l’autre verra dans les vertus de la raison et d’une tolérance purement mondaine le garant le plus solide de l’universalité des droits de l’homme et de la soumission du politique à des valeurs morales partagées » (pages 79-80). Guy Haarscher avance qu’« une interprétation purement libérale de la laïcité s’en tiendrait à cette idée d’un État-arbitre, garantissant les grandes libertés, en bref laissant agir pleinement les membres de la société civile en réduisant son propre rôle à celui de gendarme (page 80). L’exemple le plus criant en la matière est évidemment les USA.
Notre auteur rappelle que le parti démocrate-chrétien français, à savoir le MRP (très puissant sous la IVe République entendait que la liberté religieuse prime la laïcité-séparation. Il pointe le danger d’« une conception à la fois libérale et communautarienne de la laïcité qui risque de remplacer la notion républicaine, ramenant l’activité citoyenne à la portion congrue et redonnant aux confessions un pouvoir de façonnement des esprits qui leur avaient été progressivement arraché, au fil de la progression de la laïcité. Libérale: l’État républicain serait réduit au rôle d’arbitre, garant de ce que les conceptions de la vie bonne différentes qui émergent de la société ne se manifestent pas par la violence et l’exclusion. Communautarienne : les Églises reconstitueraient leurs communautés, recoloniseraient la sphère publique et mettraient en cause la laïcité républicaine. Certes, libéralisme et communautarisme sont à maints égards absolument antagonistes: le premier défend les droits d’autonomie individuelle, le second les droits (ou les traditions) du groupe. Mais tous deux ont pour trait commun de viser à l’affaiblissement de l’État laïque en lui réservant la portion congrue » (page 86).
Guy Haarscher rappelle que le Cour européenne des droits de l’homme a donné raison aux juges autrichiens qui en 1986 avaient interdit la projection du film de Werner Schroeter, inspiré par la pièce Le Concile d’amour d’Oskar Panizza. La Cour européenne considéra que le film en question ne pouvait être projeté car il offensait la sensibilité catholique et mettait ainsi en cause la liberté de religion. Il y a là une référence aux droits d’autrui et on glisse vers une notion de diffamation collective. L’auteur précise plus loin qu’il est bon de distinguer les propos attaquant des idées (remettre en cause la réalité de la Shoah ou l’influence des francs-maçons dans la société française) et celles qui s’en prennent à la personne (comme le racisme ou l’antisémitisme).
En fin d’ouvrage, Guy Haarscher expose les conséquences à tirer du titre A Theory of Justice paru aux USA en 1971 sous la plume de John Rawls. Il faudra lire dans le détail cet exposé, et on retiendra que: « Dans le fond, cette théorie de l’overlapping consensus revient à demander aux citoyens de trouver dans leurs traditions des ressources libérales à partir desquelles ils pourront adhérer fortement aux valeurs laïques. Je l’ai rapidement indiqué plus haut: l’athée est invité à interpréter la tradition de la libre-pensée et de l’humanisme sans Dieu au meilleur d’elle-même, en insistant par exemple sur la tolérance sceptique opposée aux certitudes dogmatiques; le chrétien se référera à l’universalité du message divin, à la charité, au "rendez à César ce qui est à César" ». page 119-120.
De notre propre avis, cela était envisageable alors que, dans le prolongement de Vatican II, lorsqu’un très grand nombre de catholiques étaient prêts à rentrer dans les idées de la modernité et étaient sensibilisés à œcuménisme. Cela nous semble moins possible actuellement alors qu’un soudage, de décembre 2023 commandité par le journal La Croix, nous informe que les séminaristes sortant de formation aujourd’hui ont pour moitié fréquenté régulièrement ou épisodiquement une paroisse traditionaliste et porte régulièrement la soutane (un quart supplémentaire la mettant occasionnellement). Par ailleurs globalement l’islam français est plutôt de nos jours dans un réflexe identitaire, le judaïsme de même et les courants chrétiens évangélistes, millénaristes ou restaurationnistes sont dans une démarche largement isolationniste par définition.
Pour connaisseurs Aucune illustration