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Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon

Corps souffrants dans les littératures de la Chine et du Japon
Presses universitaires de Vincennes 224 pages
1 critique de lecteur

Avis de Adam Craponne : "Et la cangue dans tout ça?"

Ce numéro de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident aborde ici pour la première fois la représentation littéraire du corps souffrant en Chine et au Japon. L’introduction se sert du chinois pour approcher la notion de corps en Extrême-Orient et du japonais pour faire passer la vision de la souffrance dans ce même espace géographique.

« Plus précisément, pour dire le corps, le chinois ancien offre des termes voisins qui recoupent ce que les langues européennes – pour en rester à ce parallèle – entendent par corps : "xing" signifie plutôt la forme actualisée, "shen" plutôt l’entité personnelle, le moi individuel, et "ti" plutôt l’être constitutif. Aucun de ces termes ne coïncide tout à fait avec la notion européenne parce qu’ils répondent eux-mêmes à des termes divers et parce que, fonctionnant en binôme, ils s’éclairent également à partir de leur "vis-à-vis". L’ensemble s’entend en rapport (à la fois d’opposition et de complémentarité) avec la dimension transcendante-animante (shen) précédant toute actualisation ;  "l’entité personnelle" va de pair avec la fonction de conscience morale et la connaissance du coeur-esprit (xin), qui la régit ; “l’être constitutif” a pour partenaire le souffle-énergie (qi) dont il est la matérialisation par "condensation-concrétion". À l’époque moderne, le terme évolue en fonction des enjeux sociaux de la période considérée, notamment le binôme "corps-personne" (shen) et "coeur-esprit" (xin). Les termes xing, ti, et shen tendent à désigner le "corps" comme expression extériorisée de la personne et selon qu’il est plus ou moins perçu sous l’angle de l’objectivation ou du corps propre. Le champ lexical du corps humain est très riche sur les rapports avec la personne (shen), avec sa matérialité et sa corporalité (tipo, tige, tili), ou sa carnalité, voire sa sensualité (routi), ainsi que pour la vie intérieure et les émotions du sujet. Ce lexique s’accroît dès la fin du XIXe siècle de l’apport de xénismes, de termes étrangers, ainsi que de termes anciens resémantisés à la faveur de l’apparition de nouveaux phénomènes. Au tournant du XIXe siècle se développe aussi l’idée du corps comme une " carcasse" (qu, quke), inerte et dépersonnalisée, qui fait obstacle à l’émancipation des citoyens d’une nouvelle nation à construire, comme chez le réformiste Liang Qichao (1873-1929), et qu’il convient donc de dresser ; cette représentation dualiste ne restera pas étrangère à la littérature des années 1920.

Quant à la souffrance, le terme japonais de kumon, souci, ennui ou morosité à l’origine, passe ou plutôt revient en chinois avec le sens nouveau de souffrance romantique existentielle, en même temps que le lexique clinique des maladies nerveuses, telle la neurasthénie  (shenjingshuairuo). Parmi les troubles intérieurs, un mot comme fannao est plus que fréquent dans la littérature chinoise des années 1920, avec le sens de "tourments" et une nuance werthérienne. Les composés formés de teng ou tong peuvent déployer, eux, des connotations autant physiques que morales, bien que le sens premier soit corporel. Certains mots sont composés à partir de ji,"maladie", qui exprime par dérivation la souffrance ou le mal — tel jiku, "souffrances, malheurs", avec ku pour ce qui est "pénible" car "amer" (voir la transcription moderne de kuli pour "coolie"). Le lexique de la blessure ou cicatrice (hen, shanghen), de la faiblesse (ruo, shuai), de la maladie (bing, ji) complète cet inventaire qui, en littérature chinoise moderne, exhibe une souffrance avant tout spirituelle, psychologique et mentale.

La langue japonaise, qui hérite du chinois – tout en ayant conservé son propre fond lexical –, dispose d’au moins quatre mots : shintai (sinojaponais), le corps au sens froidement objectif ; shin (sino-japonais)/mi (japonais), ou soi-même, avec une distance réflexive et une connotation corporelle et physique, mais non psychosomatique ; karada (japonais), ou corps organique ; sei (sino-japonais), qui peut traduire l’idée de nature en tant qu’état inné et originaire des choses, ainsi que le sexe. Le préfixe kara de karada se réfère à l’enveloppe, à la coquille, voire au vide, par opposition à mi, qui dénote le contenu – qu’on pense au jaune ou au blanc d’oeuf : kimi et shiromi. Karada, utilisé jusqu’au XVIIe siècle au moins pour désigner le cadavre, produit un effet visuel à la lecture selon qu’il est écrit en kanji ou en hiragana, donnant une impression beaucoup plus sensible dans le syllabaire.

À ces quatre vocables peuvent s’ajouter d’autres termes, en sino-japonais ou en japonais, tels nikutai, pour l’expression du corps purement charnel, et les réfléchis, jibun, pour dire "soi(-même)", et jishin, qui inclut le caractère shin (corps). Pour la souffrance, les termes de base sont surtout nayami et kurushimi ; kunô et kumon sont aussi fréquents pour signifier plutôt la souffrance intellectualisée, avec une gradation de nayami à kunô puis àkumon  ; kutsû existe également, mais se rapporte davantage à la douleur ». (pages 7-8)


La mise en scène du corps souffrant participe du grand débat sur la modernité qui agite ces deux pays au XXe siècle. La part des écritures féminines est non négligeable. Après l’introduction intitulée Les épreuves du corps en littérature. Les cas de la Chine et du Japon se succèdent les textes suivants: Corps, maladie, écriture chez trois auteurs japonais du début du XXe siècle : Nakae Chômin, Masaoka Shiki, Natsume Sôseki, Le corps souffrant chez Lu Xun : allégorie muette de l'obstacle et appropriation de la modernité, Cadavre vivant et pantin désarticulé : souffrance et reconfiguration des corps dans l'oeuvre d'Edogawa Ranpo, Corps fort et corps blessé chez Jin Yong et dans quelques romans d'arts martiaux chinois contemporains, Le corps souffrant dans la littérature chinoise depuis la Nouvelle période (1979-2015) et  Corps sensible et corps pratico-inerte : femme frustrée et kamikaze mutique dans une nouvelle de Kôno Taeko, "Tetsu no uo" ("Poisson de fer").


On profite ponctuellement de plusieurs informations générales très intéressantes, ainsi pages 121 à 122 c’est une très intéressante brève histoire du roman d’arts martiaux qui est dressée.  

Réservé aux spécialistes Aucune illustration

Adam Craponne

Note globale :

Par - 734 avis déposés - lecteur régulier

598 critiques
01/06/16
Bilan sur la Chine depuis le 18ème congrès
mardi 21 juin 2016 à 19h00 Centre culturel de Chine à Paris
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