Avis de Kingsale : "Un échange scélérat"
Rappelons les faits : à l'automne 1940, Vichy est saisi par Madrid d'une demande de récupération de biens appartenant au patrimoine culturel espagnol qui relèvent certes des pillages napoléoniens, mais aussi d'achats réguliers d'objets issus de fouilles archéologiques du XIXe siècle. Pétain va y prêter une oreille d'autant plus attentive qu'il souhaite ardemment que l'Espagne reste neutre dans le conflit en cours et ne permette pas aux Allemands de s'y installer. Rappelons en outre qu'il vient d'être ambassadeur en Espagne. Mais, quelle que soit la justification, le problème réside dans l'utilisation des biens culturels, en principe inaliénables, à des fins politiques. Ce ne sera pas, hélas, le seul exemple...
Parmi les principales pièces revendiquées figure l'Immaculée Conception de Murillo, ramenée par Soult et non réclamée par les Espagnols en 1815, puis achetée à prix d'or par le Louvre à la vente de la collection Soult en 1852, qui a surenchéri sur les Espagnols. Belle inconséquence de la part du Musée, car quelques années auparavant, l'État a laissé filer la collection espagnole de Louis-Philippe (1) qu'il a été autorisé à emmener en exil, et le Louvre n'interviendra pas lors de sa dispersion. La demande de Madrid étonne, car le Prado possède plus de quarante Murillo dont trois Immaculée Conception (2). Mais ils disent qu'elle représente la plus parfaite image de la Patronne de l'Espagne (p. 23)... Voyant le Murillo à Montauban en novembre 1940 et remarquant que Marie est entourée d'une quantité d'angelots, Philippe Pétain laisse échapper un sarcastique Tant d'enfants pour une Vierge (p. 20) !
La deuxième pièce est la mystérieuse mais spectaculaire dame d'Elche, datant d'environ cinq siècles avant JC et trouvée en 1897 sur un terrain riche en souvenirs de la culture ibérique. Son propriétaire a aussitôt prévenu, outre les autorités madrilènes, l'hispaniste Pierre Paris, qui fondera plus tard la Casa Velázquez à Madrid. Ce dernier fait une offre au nom du Louvre mais qui sera financée par un particulier qui lui offrira la statue (ce détail a son importance). Il l'emporte sans que le musée de Madrid réagisse sur le moment (p. 91-92). Il est vrai qu'il est en délicatesse avec le vendeur qu'il n'a pas encore payé d'un précédent achat.
La troisième revendication de Madrid portait sur huit couronnes votives en or des rois wisigoths, qui datent du VIIe siècle et ont été trouvées en 1858 à Guarrazar par le Français Hérouart sur un terrain lui appartenant. Il a vendu quelques mois plus tard ce trésor unique au musée de Cluny (p. 165). En raison des réactions provoquées par cette vente, la reine Isabelle a ordonné de nouvelles fouilles au cours desquelles quatre nouvelles couronnes ont été trouvées. Eh bien, le musée de Cluny a trouvé le moyen d'en acheter une de plus (p. 168), ce qui montre que l'intérêt des Espagnols n'était pas si fort... Les six plus belles, enrichies de pierreries, vont être revendiquées par Madrid. Trois plus petites resteront à Cluny, une aumône !
Quatrième ensemble : des pièces provenant de fouilles menées par Engel et Paris pour le compte du Louvre entre 1890 et 1910, essentiellement de culture ibérique, dont aucune n'était spectaculaire mais tout de même riches d'enseignements. Sur 287 pièces détenues en 1940, 36 ont été réclamées par les Espagnols (p. 102).
Enfin, un gros morceau, les archives dites archives de Simancas ramenées d'Espagne par les armées de Napoléon, qui représentaient 209 caisses pesant 22 tonnes (p. 70). Les deux tiers sont rendus en 1815. Mais la France s'accroche à toutes celles qui concernent son histoire : traités, lettres royales, contrats de mariage et même le testament de la reine Éléonore, deuxième épouse de François 1er (p. 75). La demande espagnole porte en outre sur les archives Tiran, du nom d'un chercheur français qui a travaillé longtemps sur les archives de Madrid et de Simancas au XIXe siècle et en a profité pour subtiliser nombre de documents originaux, une attitude évidemment hautement condamnable, ce genre de vols ayant été jusqu'à la fin du XXe siècle, une plaie pour les centres d'archives. Ces demandes concernant les archives sont les seules à être largement justifiées.
Sauf pour les archives que Pétain présente comme un cadeau personnel, c'est supposé être un échange pour faire passer la pilule. Mais les Espagnols vont se montrer de redoutables négociateurs, d'autant qu'ils sont en position de force face aux Français. Ils proposent deux Greco, une Adoration des bergers (splendide) et un saint Benoît (p. 69). Mais ils n'en donneront qu'un, un portrait de médiocre qualité qu'en plus ils avaient en double (3). La France a réclamé modestement la moitié de la tente de François 1er au camp du Drap d'Or, saisie à Pavie. Ils font semblant d'accepter puis se rétractent (p. 129-130). Ils proposent à la place une tapisserie de Goya qu'ils ont en plusieurs exemplaires et qui est aujourd'hui au Louvre, plus un ensemble de dessins d'Antoine Caron.
Mais la pièce essentielle qu'ils offrent est un grand portrait de la reine Marie-Anne par Velázquez. Ils l'ont en double et nous laissent choisir. Le piège ! On envoie une gloire montante du Musée du Louvre, René Huyghe, futur professeur au Collège de France et académicien, qui se trompe et choisit la version considérée maintenant comme d'atelier (p. 63-65). L'erreur est humaine dira-t-on, mais dès 1933 les catalogues du Prado l'indiquaient comme une réplique (2). En outre, il récidivera après guerre en faisant envoyer au musée de Castres le monumental Philippe IV en costume de chasseur (version casquette à la main) considéré comme de l'atelier de Velázquez, alors qu'il a depuis été brillamment réhabilité (œuvre autographe) par Guillaume Kientz à l'occasion de l'exposition Velázquez de 2015. Mais ce dernier aura la mansuétude d'éviter dans le catalogue de citer le nom de René Huyghe pour les notices de ces deux tableaux.
Le livre a été écrit par un chercheur français associé à une chercheuse espagnole, garantie d'objectivité. Il donne tous les détails sur la difficile négociation où la France a été constamment en position de faiblesse. Il souligne que le principe d'inaliénabilité des œuvres a été violé et pire, que le Louvre a violé les volontés de Noël Bardac, l'homme qui a financé le rachat de la dame d'Elche pour la donner au Musée (p. 170). Du coup, à la Libération, on assiste à une véritable levée de boucliers des conservateurs français qui vont décider un boycott des échanges culturels avec l'Espagne (p. 179 et s.), qui va durer plus d'une décennie avant que les choses ne s'appaisent. Cependant, on note récemment une reprise européenne des tentatives de récupération, au point que le Quai d'Orsay a créé une cellule dédiée à ces affaires. Les Noces de Cana vont-elles trinquer ? Espérons en tout cas que si une nouvelle demande espagnole était formulée, elle soit immédiatement contrée par une demande reconventionnelle d'annulation de cet échange scélérat.
(1) 81 Zurbaran, 39 Murillo, 28 Ribera, 19 Velázquez, entre autres ; à pleurer ! Il s'agit d'achats massifs faits en Espagne par le baron Taylor entre 1835 et 1837 pour le compte de Louis-Philippe. Il inaugurait ainsi un procédé qui sera repris plus tard par le duc d'Aumale et Charles Davillier, qui partiront pour l'Espagne et l'Italie à la tête de véritables convois. http://www.amisdulouvre.fr/images/grande-galerie/archives/GG31.pdf
(2) Jacques Foucart, l'Échange, la Tribune de l'Art, 18 septembre 2011 http://www.latribunedelart.com/l-echange-les-dessous-d-une-negociation-artistique-entre-la-france-et-l-espagne-1940-1941
(3) On est ici très loin de l'exceptionnel Greco racheté par le Louvre en 1908, provenant de la galerie espagnole de Louis-Philippe (voir note 1)
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