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Les schrapnels du mensonge

Les schrapnels du mensonge
Antipodes570 pages
1 critique de lecteur

Avis de Octave : "La Suisse? Combien de divisions?"

On sait que durant la Première Guerre mondiale la Suisse fut la plaque-tournante de l’espionnage, bien loin devant Salonique (ville rendue célèbre pour cette qualité par un film). Si Philippe Valode dans  Espions et espionnes de la Grande Guerre dédouane bien imprudemment le député radical Louis Turmel d’espionnage (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu manipulation en glissant de l’argent suisse dans ses affaires) par contre l’attaché militaire Busso von Bismarck est formel sur le fait que lui-même a reçu des informations du parlementaires des Côtes-du-nord, comme on peut le lire dans  L'espionnage et le contre-espionnage pendant la guerre mondiale.

On a déjà vu dans l’ouvrage Souvenirs de 1914 à 1918 : L’Europe en guerre, la Suisse et la chocolaterie Suchard combien Willy Russ comme la plupart des Suisses alémaniques, à l’exception des socialistes comme Robert Grimm qui organisa les conférences de Zimmerwald et Kiental et tenta de négocier une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne, étaient pour la victoire de l’Allemagne. D'autre part les Romands soutenaient généralement la France, prirent officiellement position en particulier le libéral Camille Secretan et le radical Camille Deccopet. Toutefois on verra dans cet ouvrage que pour plusieurs raisons, une évolution se dessine au cours de l’année 1916 ; l’opinion alémanique se modifia de façon notable même si cela ne bouleversa pas radicalement les choses. Pour ces mêmes faits, l’hostilité des Romands face à l’Allemagne se renforça.   

Depuis la Suisse, le gouvernement allemand envoie des sommes d’argent en direction des journaux parisiens qu’on souhaite voir tenir un discours de "paix blanche" et page 190 cet ouvrage rappelle les sommes versées au directeur du Journal à savoir le sénateur Charles Humbert. Est par ailleurs confirmé le rôle dans des négociations secrètes du médecin Paul-Meunier député de l’Aube, ceci l’amenant depuis la Suisse jusqu’à Berlin au domicile du peintre Hans Bossard.  

On sait que le général Ulrich Wille chef des armées suisses, marié à une fille du chancelier Bismarck, était pour une entrée en guerre de la Suisse aux côtés de l’Allemagne et qu’il couvrit les deux colonels de l’armée suisse qui portaient à la connaissance de Busso von Bismarck (cousin de son épouse) les messages décodés de l’armée russe par André Langie un mobilisé qui était bibliothécaire romand dans le civil. L'officier supérieur bâlois Karl Egli, une des plumes suisses au service de la propagande allemande, est impliqué dans cette Affaire des colonels.    

C’est avec le plus grand intérêt que l’on se penchera sur l’ouvrage Les schrapnels du mensonge d’Alexandre Elsig. Il s’agit d’étudier comment, parmi les belligérants, l’Allemagne tente de convaincre l’opinion des neutres de la légitimité et l’avenir victorieux de son combat. La figure de l’intellectuel suisse donnant son avis sur la chose publique va apparaître durant ces années-là, soit quinze ans après l’image de l’intellectuel français. Toutefois si l’intellectuel apparaît en France avec un regard critique, en Suisse l’intellectuel est nettement au départ dans la reprise de propagande d'un camp ou de l'autre.  

La couverture de l’ouvrage est d’Edmond Bille qui collabora durant la Première Guerre mondiale  à des journaux suisses remettant en cause le rôle de l’armée de la Confédération durant cette période.  C’est l’écrivain bernois germanophone Carl Albert Loosli qui évoque en 1917 dans une brochure l’usage par la propagande allemande de schrapnels du mensonge.  Ce sont 574 journaux étrangers des pays neutres qui ont à moment ou à un autre accueilli la propagande germanique durant la Première guerre mondiale.  

Le pasteur de Sion en Valais puis à l’époque des hôpitaux du canton de Zürich Eduard Blocher (le grand-père de Christoph Blocher) est dès le début du XXe siècle le fer de lance d’un mouvement de défense de l’allemand dans l’administration et la société, voulant expurger les mots français utilisés dans les dialectes alémaniques et germaniser les noms des lieux situés en pays romand.  Cette association entretient une tension linguistique. Une brochure, due à Eduard Blocher,  compare les neutralités belge et suisse ; elle cautionne l’invasion allemande de la Belgique. Reprise par la propagande allemande dans d’autres pays, elle y passe pour un point de vue du peuple suisse sur la question. Au printemps 2017, on pourra lire un ouvrage intitulé Les trois vies du pasteur Blocher, le livre paraîtra chez les éditions Monographic basées à Sierre en Valais. Le politicien social-démocrate Hermann Blocher, frère d’Eduard, porte lui la propagande allemande en Suède d’où sa femme est originaire.

Les généraux de l’armée suisse pensent que la violation de la neutralité suisse ne peut venir que de la France en cas de conflit franco-allemand. D’ailleurs un plan de ce type est proposé à Joffre fin 1915 pour une exécution au début 1916 ; devant l’impossibilité de percer le front, on passerait par l’Ajoie et le canton de Bâle-campagne afin de surprendre l’Allemagne en pays de Bade et au Wurtemberg.

Alexandre Elsig évoque à l’automne 1914 les débats en Suisse autour de la violation de la neutralité belge par l’Allemagne et des atrocités tant dans ce pays, qu’en Prusse commises par les Russes et par les Serbes dans les Balkans. Vient le temps où les Helvètes sont inondés par de multiples exemplaires de manifestes destinés à montrer que le bon combat est d’un seul côté. 

Le fossé se creuse entre les Romands et les Alémaniques, certes on dénonce et excuse dans les deux camps mais jamais sur les mêmes actions. Comme dans les pays belligérants jeux et livres engagés sont produits par des Helvétique. Souvent interdits de vente, au bout de quelques semaines, ils prennent la direction de la France ou de l’Allemagne où ils peuvent rejoindre l’artiste qui en est à l’origine (ainsi la Fribourgeoise Charlotte Schaller-Mouillot  vit à Paris).

Histoire d'un brave petit soldat par Charlotte Schaller-Mouillot, album publié en 1915

Alexandre Elsig recherche comment la Suisse a pu tenter de se protéger contre les flots de propagande qui lui sont déversés directement (articles dans des journaux helvétiques  subventionnés par un camp) ou indirectement (publications imprimées à l’étranger). En regard quelles censures intérieures ont été exercé contre par exemple une presse romande qui dénonçait les atrocités allemandes ou la presse tessinoise critiquant les armées des empires centraux. Par ailleurs les articles complaisants envers l’Allemagne sont très rarement sanctionnés. L’Allemagne fournit gratuitement plus de sept cent hôtels suisses en divers journaux germaniques. Margarete Gärtner joue un rôle important dans la propagande allemande en Suisse, plus tard en Rhénanie elle mènera une campagne contre "la honte noire".

Un ingénieur suisse témoin des atrocités commises à Louvain peut tenir des conférences dans les cantons de Vaud, Fribourg et Neuchâtel mais se voit interdire de le faire dans le canton de Berne ce qui est un des éléments qui viennent alimenter le séparatisme du Jura francophone (une question toujours d’actualité avec le problème actuel du passage éventuel de Moutiers du canton de Berne à celui du Jura).

Par ailleurs il réfléchit autour des initiatives prises pour conforter l’opinion dans la confiance en son armée et son gouvernement. Une personnalité romande, non francophile car chantre d’un helvétisme et d’un conservatisme social, va jouer là un rôle de primordial. Il s’agit du Fribourgeois Gonzague de Reynold professeur de littérature française à l’université de Berne de 1915 à 1931.

Gonzague de Reynold debout à gauche en 1915

D’intéressantes pages sont consacrées à la propagande artistique où s’affrontent des visions bien opposées sur le contenu à délivrer ; de plus dans ce domaine les Autrichiens trouvent une place non négligeable en particulier dans l’année 1917. Pour l’anecdote, on retiendra que paradoxalement dans le cadre d’une représentation du Deutsche Theater à Bâle en 1917 des comédiens chantent La Marseillaise.

On est là face à un très gros travail de recherche avec des exemples précis autour de titres et de personnes. On n’apprend pas seulement des informations sur le sujet précis mais également par ricochet on découvre d’autres faits. On l’a vu par exemple avec Paul-Meunier et on découvre que La Gazette des Ardennes (hebdomdaire de propagande diffusé dans les territoires français occupés par l’armée allemande) assura une bonne publicité à la Chanson de Craonne.

On apprécie l’index des noms propres et les assez nombreuses illustrations. On retiendra que : «   En 1916, un rapport des autorités allemandes différencie l’action de "Propaganda" qu’il attribue aux basses œuvres de l’ennemi, de celle d’"Aufklärung" dont il se fait le parangon » (page 18).  Ceci amène à souhaiter un livre de la qualité de celui d’ Alexandre Elsig qui porterait sur la propagande française en Suisse. On sait que les personnalités à la mettre en œuvre furent le dessinateur Hansi, par ailleurs conservateur du musée Unterlinden de Colmar sous le nom de Jean-Jacques Waltz, ainsi que le docteur Bucher fondateur du musée alsacien de Strasbourg. Pour le lieu, il s’agit d’un village du Haut-Rhin resté français (aujourd’hui le Territoire de Belfort) nommé Réchésy au carrefour des frontières françaises, suisses et allemandes (voir http://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/territoire-de-belfort/histoires-14-18-academie-du-renseignements-rechesy-724325.html).   

Pour connaisseurs Quelques illustrations

Octave

Note globale :

Par - 461 avis déposés - lecteur régulier

461 critiques
22/02/17
Interview de l'auteur autour de son ouvrage

https://player.fm/series/forum-la-1ere/la-propagande-allemande-en-suisse-durant-la-premire-guerre-mondiale-20022017
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