Avis de Patricia : "Regardons l'avenir en face et ne nions point que nos descendants puissent voir fondre sur eux les Mandchous et les Mongols (Henri de Noussane)"
Dans Le Monde illustré, un hebdomadaire d'actualité français qui a paru de 1857 à 1940 et de 1945 à 1948, on voit en 1895 un dessin allégorique allemand intitulé "Die Gelbe Gefahr". L'expression "péril jaune" s'impose alors en France. Toujours en France, sous la plume du capitaine Danrit, le colonel Driant (époux d’une fille du général Boulanger) publie en 1909 en trois tomes L’Invasion jaune, mais aussi par ailleurs L’Invasion noire déjà en 1894. On aura un résumé de L’Invasion jaune ici https://www.danrit.fr/invasion-jaune.
Le sociologue russe Iakov Novicow analyse deux ans plus tard cette pensée dans l’ouvrage Le péril jaune, dans lequel il écrit : « Le péril jaune est signalé de toutes parts. Les Chinois sont quatre cents millions. Théoriquement, ils peuvent mettre trente millions d’hommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devraient envahir l’Europe, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais, on s’est aperçu dans ces derniers temps que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire. Depuis qu’ils se sont laissé battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte-face. Le péril jaune n’est plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut entrer dans nos préoccupations, le péril jaune vient surtout de l’ouvrier chinois qui se contente de cinq sous ».
Iacopo Adda est un collaborateur scientifique et chargé de cours auprès du Global Studies Institute de l’Université de Genève. Dans son introduction, Iacopo Adda rappelle que la colonisation russe en Asie présente bien des dimensions différentes avec la colonisation d’autres pays sur ce continent. Il s’interroge sur le fait qu’un discours ait pu être tenu au XIXe siècle autour d’un Péril jaune sans que le terme soit formulé. De là, il écrit : « Comment reconnaître un discours qui n’est pas nommé et quels sont les éléments argumentatifs ainsi que les clichés qui le composent ? D’où vient-il ? Comment le définir ? Ce n’est qu’après avoir répondu à ces questions de façon claire et satisfaisante que nous pourrons non seulement analyser notre sujet de recherche principal, à savoir le rôle de la Russie dans l’espace transpacifique entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, mais aussi remettre en question son prétendu exceptionnalisme dans son rapport à "l’Autre oriental" » (page 19).
Iacopo Adda poursuit, en citant les cinq caractéristiques fondamentales d’un État qui est décrit comme exceptionnaliste. Ces qualités collent parfaitement à la Russie et elles ont trouvé une confirmation dans son argumentaire pour justifier sin invasion de l’Ukraine en 2022 (pages 20-21). À cela s’ajoutent pour ce pays, des mythes comme celui de porte-drapeau de l’orthodoxie et d’un empire multiethnique se montrant généreux vis-à-vis des peuples assujettis. Ceci amène évidemment à s’interroger sur les modalités de la colonisation de la Russie asiatique et sur les conditions d’émigration de Japonais, Coréens et Chinois en Russie au XIXe et au début du XXe siècle. On voit aisément que c’est essentiellement l’histoire du rapport qu’a entretenu la Russie avec le Péril jaune qui est ici porté ici.
Après son introduction, Iacopo Adda propose deux parties, la première se nomme "Le discours du Péril jaune : Un phénomène mondial au cœur des relations inter-civilisationnelles" et la seconde "Le discours du Péril jaune en Russie: Un phénomène national et local mais sans exceptionnalisme".
Ceci se décline en douze chapitres : "Déconstruire le discours du Péril jaune : un phénomène mondial au cœur des relations inter-civilisationnelles", "Pourquoi le Péril jaune est-il jaune ?", "Le discours du Péril jaune : beaucoup plus qu’un phénomène culturel ", "L’exploit du Péril jaune littéraire", "La Russie et son Asie : entre problèmes de conceptualisation et origines des perceptions du Péril", "Russie, Chine et leurs premières rencontres : une histoire spéciale ?", "La dégradation de l’image de l’Orient en Russie à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle", "Conflits autour de l’or de la Russie orientale : une lutte pour la définition des rôles sociaux sur une base ethnique ", "Russie orientale-sur-Khanchin, contrebande frontalière d’alcool et imaginaires", "L’influence du discours du Péril jaune durant l’insurrection des Boxers et la Guerre russo-japonaise", "Remplacer la main-d’oeuvre jaune sur les sites de construction des chemins de fer dans la région de l’Amour", "Le discours du Péril jaune et ses enchevêtrements dans les milieux culturels et politiques".
Dans le premier chapitre, l’auteur recherche les origines les plus anciennes de la perception du Péril jaune. Le second chapitre permet d’approcher les raisons de l’attribution de la couleur jaune aux Asiatiques. Le troisième affirme un lien entre la dimension culturelle racialiste et la dimension socio-économique du discours autour du Péril jaune. Le quatrième commence par rappeler qu’il n’y a aucune preuve que Napoléon ait déclaré que le monde tremblera lorsque la Chine s’éveillera. En fait, ce qui n'est pas dit ici, c'est un personnage du film Les 55 Jours de Pékin, sorti en 1963, qui a une réplique où il avance que Napoléon aurait fait cette prédiction.
On étudie ensuite là la paternité de l’expression "Péril jaune" qui est finalement attribué à Istvan Türr qui fut au début de sa carrière politique un nationaliste révolutionnaire hongrois avant de se faire un défenseur de l’Autriche-Hongrie et de l’Empire ottoman, tous deux menacés par le "panslavisme tatare" porté par la Russie. À la fin des années 1880, il commence à craindre une invasion chinoise de l’Europe et en 1895 il invente ou reprend de Guillaume II l’expression de "Péril jaune". C’est la propagation de ce concept dans le domaine littéraire qui est exposé ensuite ici en se centrant sur les domaines anglophones des USA, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie puis du Royaume-Uni.
Un mot est dit sur le ressenti en France, au début du XXe siècle, du danger potentiel en question. Au côté de l’ouvrage du capitaine Dantit, est cité Henri de Noussane pour La Chine et l’Europe en l’an 2000. Sont évoqués également, cette fois pour une dimension économique Le Péril jaune d’Edmond Théry et un article dans la Revue des deux mondes de Paul d’Estournelles, député puis sénateur de la Sarthe et prix Nobel de la paix en 1909.
Le chapitre cinq inaugure la seconde partie, il permet de se plonger dans la perception de l’Autre oriental depuis l’époque médiévale. Le chapitre suivant traite des relations diplomatiques entre la Russie et la Chine du XVIIe au XIXe siècle ainsi que les traités entre les deux pays qui permirent à l’empire des tsars de dépouiller l’empire Qing d’une partie de ses territoires.
Le septième chapitre s’intéresser à la sinophilie qui a pu exister en Russie du XVIIe au XIXe siècle. Le chapitre suivant se consacre aux conflits entre Chinois et Russes autour de l’exploitation de l’or dans la partie extrême-orientale de l’empire des tsars et sur les environs de la rive chinoise de l’Amour. Le neuvième chapitre évoque la contrebande frontalière d’alcool et nous permet de connaître le nom d’un alcool fort en diverses langues dont le mandchou où il se dit "khanshin". C’est une boisson chinoise qui ne fait pas qu'enivrer puisque de plus elle peut exciter jusqu'à la folie furieuse ses consommateurs et provoquer la mort du fait d’une absorption massive. Quelques phrases parlent du fait que l’opium pénètre également en Russie par la Chine où sa consommation est légale.
Le dixième chapitre conte les raisons et les phases de l’insurrection des Boxers et les réactions qu’elle suscita mais aussi les massacres de Chinois par les Russes sur les deux rives de l’Amour. Rajoutons personnellement que, fort marqué par la révolte des Boxers, Paul d’Estournelles (évoqué plus haut) voit, dans le siège de Pékin, l’exemple de la nécessaire union que les Européens devraient réaliser entre eux face au Péril jaune. On poursuit avec la Guerre russo-japonaise de 1905, où s'expose la vision d’infériorité raciale qu’ont les Russes des Nippons. Le recours à la main-d’œuvre asiatique pour la construction du Transsibérien et du Transmandchourien est développé dans le dernier chapitre de cet ouvrage.
Dans sa conclusion, Iacopo Adda précise que son étude l’a amené à décliner le concept d’identité par : l’identité à soi, l’identité de l’Autre, l’identité d’une collectivité, l’identité en tant qu’appartenance à une histoire, l’identité comme prétendue valeur éthique, l’identité comme moyen d’oppression et d’exploitation, identité comme intervention identitaire au sein d’une entité politique, identité comme instrument pour susciter la peur (page 579). On apprécie beaucoup les cinq cartes géographies (dont quatre de géographie historique) et les quelques productions iconographiques mettant en scène la représentation d’Asiatiques.
Pour connaisseurs Quelques illustrations